La France et la Conférence des Trois

13/2/1945

 

La France ne participe pas à la Conférence des Trois. Peut-on dire pourtant qu'elle en est totalement absente ? Le discours du général de Gaulle, dont on ne saurait exagérer l'importance diplomatique, a si nettement défini notre position qu'il serait très difficile aux Trois, si d'ailleurs ils le désiraient, de la négliger. Nous ne connaissons pas les plans qu'ils échafaudent, mais ces plans devraient tenir compte d'un certain nombre de points auxquels, si j'ose dire, nous raccrochons notre sécurité.

Au reste, pourquoi la France ne participe-t-elle pas à la Conférence ? On se perd en conjectures. L'exclusive n'est certainement pas venue de la Russie : nos politiques sont trop conformes, d'une conformité dont le pacte franco-russe a été plutôt l'expression que l'instrument. Nos ne croyons pas non plus que cette exclusive soit venue de l'Angleterre. Je sais bien qu'il plane une ombre entre ce pays et nous : la question de la Syrie et du Liban. Sans doute, l'homme qui fut là-bas le représentant de l'Angleterre, le général Spears, et dont la politique paraît avoir eu pour dessein essentiel de brouiller son pays avec le nôtre, s'efforce d'aggraver ce qui n'est, après tout, qu'un malaise. Pourtant cette question, malgré tout particulière, n'a pu pousser l'Angleterre à nous écarter. La presse anglaise s'est montrée, dans l'ensemble, plutôt favorable à la présence de la France à la Conférence des Trois. Il est à remarquer, en tout cas, que dès le lendemain du discours du général de Gaulle, les journaux anglais qui reflètent le plus l'opinion de MM. Churchill et Eden n'ont pas caché qu'il considéraient notre éviction comme une erreur.

Restent les États-Unis. C'est sur eux que le grand dominical anglais le « Observer » rejette la responsabilité de l'exclusive. Mais quel peut avoir été le motif des États-Unis pour nous écarter ?

Pour ma part, j'y verrais une concession faite par M. Roosevelt à l'opinion américaine pour avoir les coudées plus franches à la Conférence et parer d'avance à certaines critiques.

Comme nous le disions dernièrement, l'isolationnisme n'est pas mort aux États-Unis, même s'il n'ose plus dire son nom. Il prend la forme d'une certaine hostilité aux Alliés : anglophobie par moments, russophobie toujours, mais aussi francophobie. Il est très important de suivre de près la presse américaine de langue allemande, car c'est elle qui donne les mots d'ordre du nouvel isolationnisme. Mais bien d'autres journaux aussi sont animés de cet esprit. Un récent incident est, à ce sujet, révélateur. Le « New York Herald Tribune » et le « Washington Post » ont publié, à propos de la mission économique de M. Jean Monnet, des articles si faux et si tendancieux, parlant d'une brouille entre la France et les États-Unis et d'une rupture de ces pourparlers économiques, que l'ambassade de France a dû diffuser un démenti officiel. Au reste, cette même presse avait fait campagne contre la participation de la France à la Conférence, mettant en avant que la présence du général de Gaulle renforcerait la position du maréchal Staline, en particulier pour le règlement du problème  polonais.

On sait que, sur ce dernier point, M. Roosevelt a dû assurer le Sénat qu'il ne s'engagerait pas, comme en général sur les questions de frontières. Peut-être a-t-il voulu pourtant, s'il devait être amené à modifier les plans américains sur ces questions, n'avoir pas l'air d'avoir subi une double pression. La position de M. Roosevelt en matière de politique européenne a certainement évolué. Le fait qu'il a remplacé comme secrétaire d’État M. Summer Wells par M. Stettinius, beaucoup plus favorable aux thèses soviétiques, en atteste. La non-participation de la France serait une sorte de concession faite à l'opinion isolationniste des États-Unis pour faire accepter une meilleure entente avec la Russie et les concessions qu'elle comporte.

Ce n'est évidemment là qu'une hypothèse. Elle expliquerait toutefois le fait que, dès le lendemain de la réunion des Trois, on a appris que celle-ci serait suivie de conférences périodiques des ministres des Affaires étrangères, où M. Bidault siègerait à côté de MM. Molotov, Stettinius et Eden. La première même de ces réunions aurait par un geste de courtoisie, lieu à Paris, les Alliés entendent donc, sur le plan diplomatique, limiter dans toute la mesure du possible la portée de la non-participation de la France à la Conférence des Trois.

Quoi qu'il en soit, sûrs de l'alliance russe et de l'amitié britannique, nous pouvons attendre dans le calme les conclusions de cette conférence. La France, par la voix du général de Gaulle, a fait connaître les point sur lesquels elle ne transigera pas et, même s'il ne leur a pas plu de nous inviter à leurs discussions, nos alliés devront tenir compte de notre volonté.